PS, digérer le vinaigre de Reims (Le Monde)
Le Parti socialiste a terminé l'année 2008 avec une nouvelle
direction, mais sans avoir surmonté ses divisions. Peut-il, malgré
tout, se rénover ?
Alain Bergounioux (historien). L'enjeu
majeur des prochains mois est de le stabiliser. Si on reste dans des
stratégies d'empêchement, la rénovation ne se fera pas. Or elle est
indispensable. Le PS a connu ces dernières années une période de
"dépolitisation" qui l'a rendu vulnérable par rapport à la droite et
par rapport à l'extrême gauche. Il doit refaire de la stratégie,
échapper à la contradiction qui le fait osciller entre des postures
idéologiques et une gestion pragmatique. Je reconnais que c'était plus
simple du temps de François Mitterrand
: il y avait des rapports de force établis, des motions homogènes, des
militants plutôt légitimistes. Aujourd'hui, tout est beaucoup plus
compliqué. C'est pour cela qu'il faut refaire avant tout de la
politique...
Gérard Grunberg (politologue). La situation du PS me paraît grave et son avenir incertain. Le "duel des dames" qui se joue entre Martine Aubry et Ségolène Royal
peut conduire, s'il n'est pas maîtrisé, à un affaiblissement réel de ce
parti, voire, à terme, à son implosion. C'est l'élection présidentielle
qui mine le PS. S'il refuse de résoudre sereinement la question de la
présidentialisation, de sa logique et de ses contraintes, il peut
décliner. Il doit se donner toutes les chances d'être présent au second
tour de la prochaine élection présidentielle. S'il n'en fait pas son
objectif premier, c'est sa survie même comme grand parti de
gouvernement qui sera menacée.
Quelles leçons tirez-vous du congrès de Reims qui s'est tenu en novembre 2008 ?
A. B.
Historiquement, ce congrès n'a pas vraiment d'équivalent. Comme à
Rennes en 1990, aucune motion n'était majoritaire. Mais la grande
différence c'est que, depuis 1995, le premier secrétaire est élu par
l'ensemble des militants : si aucune majorité ne se dégage au congrès,
c'est son élection qui devient le vote-clé. La logique de la
présidentialisation a modifié les pratiques et les représentations du
parti.
G. G. Ce congrès a fait éclater la
contradiction entre les deux logiques à l'oeuvre dans le parti depuis
sa création à Epinay en juin 1971. D'un côté, le principe de la
représentation proportionnelle des motions dans les instances
dirigeantes et de la délibération collective pour définir la ligne
politique. De l'autre, le principe de l'élection directe du leader par
l'ensemble des adhérents dans une logique majoritaire empruntée au mode
de scrutin présidentiel français. C'est ce système qui, s'appliquant
pour la première fois dans toute son ampleur, a explosé à Reims. Compte
tenu de la personnalisation croissante de la politique, il n'est plus
possible de traiter de la question du leadership une fois seulement que
les questions de fond sont résolues. Le congrès a échoué à définir une
ligne politique puis à désigner un leader dont la légitimité puisse
s'imposer à tous. Cet échec marque la fin du parti d'Epinay. Le PS est
écartelé entre deux logiques contradictoires qui ont empêché un nouvel
Epinay.
Le problème fondamental du PS, c'est son rapport aux institutions de la Ve République ?
G. G.
C'est évident. Plus les socialistes sont absorbés par la logique de la
présidentialisation et plus ils la condamnent. Ils continuent à ne pas
assumer d'être un grand parti présidentiel et à refuser les
institutions de la Ve République. A Reims, beaucoup
voulaient empêcher que le nouveau leader soit un (e) présidentiable. A
l'arrivée, ils en ont deux, dont l'opposition va structurer la vie
interne du parti dans les années à venir.
A. B. La
question de la personnalisation ne se pose pas qu'en France. Aucun
parti n'échappe à ce phénomène. Aucun ne peut vraiment disjoindre la
désignation de son leader de ses orientations de fond. Dans son
fonctionnement interne, le PS touche du doigt la contradiction qu'il
dénonce dans les institutions de la Ve République. La façon
la plus simple de la surmonter serait qu'il désigne, comme le font les
grands partis sociaux-démocrates, un leader en début de législature ou
de mandat présidentiel et qu'il fasse en sorte que ce leader se
présente aux élections. Quitte à en tirer les conséquences s'il échoue.
C'est le premier secrétaire qui devrait être, selon vous, le candidat naturel à l'élection présidentielle ?
A. B.
La théorie selon laquelle il ne faut pas de "présidentiable" à la tête
du PS est erronée. La seule question qui vaille est : la désignation de
ce leader doit-elle être l'affaire exclusive des militants ou être
confiée à un électorat plus large ? C'est une question difficile. La
"primaire ouverte" aux sympathisants n'offre pas une garantie de
succès, comme on l'a vu en Italie. En outre, elle contribue à diluer le
parti alors que dans un régime parlementaire on a besoin de partis
forts. Toute la difficulté est d'ouvrir le PS mais de préserver sa
force et sa cohésion.
G. G. Il y a cependant de
fortes raisons de confier à l'ensemble des sympathisants la désignation
du candidat à l'élection présidentielle. D'abord et surtout, cette
désignation est devenue pour le parti lui-même un enjeu trop lourd à
gérer et comporte un risque trop élevé d'implosion de l'organisation.
Il a intérêt à la déléguer à un corps électoral beaucoup plus large. En
outre, une telle modification faciliterait la mobilisation derrière le
candidat désigné et augmenterait sa légitimité. Enfin, comme l'ont
montré les primaires américaines, elle peut favoriser l'ouverture du
parti et le renouvellement de son cercle dirigeant. Cependant, il faut
reconnaître les difficultés et les problèmes posés par une telle
modification. Elle heurterait de plein fouet un parti dont la culture
et le fonctionnement demeurent parlementaires au sein d'un régime qui
lui aussi, malgré les apparences, demeure un régime largement
parlementaire.
Idéologiquement, la bataille Aubry/Royal
est-elle le prolongement de l'opposition, somme toute classique entre
la première et la deuxième gauche ?
A. B.
C'est plus compliqué que cela. Comme à chaque fois que son identité
paraît en jeu, le PS se déporte sur sa gauche et renforce sa critique
du capitalisme. C'est un réflexe génétique mais, sous l'effet de la
crise économique, cette évolution est aussi perceptible dans les autres
partis sociaux-démocrates européens. En outre, on ne peut pas dire
qu'il y a d'un côté une ligne plus sociale-libérale incarnée par Ségolène Royal et une autre plus à gauche conduite par Martine Aubry. Mme
Royal a mélangé les registres, elle a peu repris les thèmes de sa
campagne présidentielle, elle a mené une critique radicale du
comportement des banques. Mme Aubry et ses alliés
ont davantage insisté sur les valeurs de la gauche. Mais les
principales motions du congrès de Reims ne sont pas si incompatibles
quand on examine les propositions concrètes. C'est la raison pour
laquelle il n'est pas sorti de ce congrès l'impression d'un grand
affrontement idéologique. On avait plutôt affaire à un choc de cultures
politiques et de personnalités.
G. G. Reims me fait
cependant penser au congrès de Metz, en 1979. Certes, le clivage
central n'est pas cette fois-ci de nature économique. Mais dans l'un et
l'autre cas, la majorité du parti, pour battre politiquement sa
minorité - hier rocardienne, aujourd'hui royaliste, hier sur l'économie
de marché, aujourd'hui sur l'évolution du parti et les alliances -, a
adopté des positions très clivantes qui peuvent gêner soit la conquête
du pouvoir, soit son exercice.
Que traduit l'échec de Bertrand Delanoë ?
G. G. Il
a été pris à contre-pied par la crise. Les mêmes qui, au PS, s'étaient
ralliés au réformisme contenu dans la déclaration de principes du parti
ont radicalisé leur discours. Lorsque Martine Aubry dit "il faut changer le système",
on sent bien que ce parti a toujours un problème pour définir son
rapport au capitalisme. Il a du mal à redéfinir son projet européen. Il
ne parvient pas à penser la mondialisation de manière équilibrée. Il
privilégie trop souvent les distinctions manichéennes.
A. B.
Il est vrai que l'anti-libéralisme sert souvent de pensée facile au PS.
C'est regrettable, car cela lui interdit de penser une réalité plus
complexe. Contrairement à ce qu'il dit souvent, la droite française
n'est pas que libérale.
S'unir ou non avec le centre, la querelle entre Royal et Aubry sur les alliances est-elle réelle ou montée de toutes pièces ?
A. B. C'est
une question identitaire : le PS, à Epinay, s'est fondé sur l'idée du
rassemblement de la gauche contre la droite. En même temps, le sujet
prend des contours nouveaux, car les alliés traditionnels des
socialistes sont affaiblis. Ils ne suffisent plus à faire une majorité.
C'est cette question que le parti ne parvient pas à aborder de façon
rationnelle. Il est tiraillé entre son "hyper-idéologie" au niveau
national et son "hyper-pragmatisme" sur le terrain.
G. G.
Paradoxalement, ce parti qui se veut parlementariste ne s'est jamais
posé la question des alliances dans une optique parlementaire. Pour
lui, la conception des alliances est idéologique plus que politique :
il s'agit de réunifier la gauche plutôt que de trouver une majorité au
Parlement. Ainsi, le rapport au PCF n'a jamais été conçu par les
socialistes - à l'exception de François Mitterrand... - d'abord comme une alliance. C'était avant tout le moyen de réunifier la classe ouvrière, comme disait Léon Blum,
d'effacer le congrès de Tours de 1920 qui avait vu la scission du Parti
socialiste. Aujourd'hui encore, lorsque le PS appelle au rassemblement
de toute la gauche et au rejet de l'alliance avec le MoDem, il agit au
nom d'une vision plus idéologique que politique.
Propos recueillis par Françoise Fressoz et Jean-Michel Normand